Les ours de la Combe d’Ire

A la fin du XIXe, la grande affaire en Savoie fut l’élimination des ours dans les vallées reculées que l’on exploraient. Des battues furent organisées à une époque où l’on se déplaçait à cheval, sans GSM ni portable : il fallait repérer les traces de l’animal, puis préparer un piège, les fameuses “fosses à ours”, ce qui représentait un énorme travail.

Mais lorsque l’on était trop loin de ses bases,  l’on préférait préparer un bon emplacement pour attirer l’ours, le faire charger et le tirer à bout portant  (car les balles étaient en plomb, donc peu perforantes).

Ce fut de cette manière que furent chassées les ours de la Combe d’Ire, vallée qui débouche sur Doussard, mais qui était difficilement pénétrable depuis l’aval. Des expéditions de plusieurs jours étaient organisées depuis GIez.

Et c’est ainsi que deux des tous derniers ours tués en Savoie en 1882 sont conservés à Giez.

Le dernier ours de Savoie

Les ours

TEXTES COMPLEMENTAIRES :


  1. 1)L’OURS EN HAUTE-SAVOIE

  2. 2)LES QUINZE DERNIERS OURS  tués  en Savoie

  3. 3)UNE BATTUE A L’OURS A FAVERGES EN L’AN XIII



1) L’OURS EN HAUTE-SAVOIE


Si nous évoquons ce plantigrade, objet d’une affection particulière des enfants dès leur plus jeune âge, c’est pour rappeler qu’il fut l’hôte de nos forêts au siècle dernier.

Leur chasse s’est poursuivie jusqu’en fin de siècle en forêt de Doussard, vallée de Saint-Ruph, vallon d’lre ; il apparaît qu’une quinzaine d’ours furent tués depuis 1865, le dernier le 19 décembre 1893 dans la forêt du Charbon par des gardes forestiers, il pesait 153 kg et fut débité à 5 F le kg chez un boucher d’Annecy.

Monsieur le Comte de Chevron Villette avait tué le précédent dans la forêt de Giez ; il était aussi d’un poids respectable comme on peut en juger sur la photo.

En Maurienne, les ours se perpétuèrent plus longtemps, puisque le dernier, une vieille femelle, fut abattu le 13 août 1921.

Mais une autre forme de prise était pratiquée : par piégeage, ce qui impliquait de la part de l’homme astuce, patience et connaissance des mœurs de ce fauve, doté de force et de malice. Et nous allons révéler des artifices palpables que chacun d’entre nous peut découvrir : il s’agit de fosses, vraisemblablement construites sur le passage habituel de l’animal, car il semble qu’il cheminait volontiers sur les sentiers empruntés par l’homme.

M. Gerfault, ancien garde-chef des Bauges, disait : « La loi du moindre effort régit les animaux, ils suivent les chemins. »

Et ces chemins conduisaient souvent dans les vergers, les vignes, les ruchers, les parcs à chèvres et moutons.

M. Jean-Pierre Courtin a dressé un inventaire d’une douzaine de fosses reconnues dans le département. Nous n’en retiendrons qu’une seule, réalisée en grandes dalles taillées, parce qu’elle est typique et facilement accessible depuis Faverges.

C’est la fosse de Montengelier, qui présente une ouverture d’environ 1 m2 ; elle était munie d’un dispositif d’alerte, attesté par l’anneau de fer scellé à un mètre du fond, par la transmission d’une corde à une sonnaille, l’alarme parvenait à la ferme de Montengelier.


Cette fosse de profondeur de 4 mètres environ, présente le plus bel exemple de piégeage (voir photo), et notre imagination recouvre l’ouverture de branchages supportant un appât, les poires ou le miel étant les plus appréciés.

Nous remercions Madame la Comtesse de Chevron-Villette, Messieurs Jean-Pierre Courtin (DDAF) et Jean Sallaz (garde-chasse national) de qui nous sommes redevables des éléments de cet exposé.

G. MELERE



2) LES QUINZE DERNIERS OURS  tués  en Savoie, tous dans les environs de Giez (1865 – 1893)


Vers 1865 : 2, environs de FRONTENEX (MM. DELAVY, FALCY, MARTIN).

En 1867 : 1 à VERTHIER (M. BERNEX) et 1 en forêt de GIEZ (M. le Comte de CHEVRON VILLETTE).

En 1869 ou 1870 : l (MM. BOVIO, BREDANNAZ).

En 1871 : l (MM. RULLAND et COPPIER).

En 1877 ou 1978 : l, à DOUSSARD (gardes RIBET et SALLAZ).

En 1880 : 1 mère et 2 oursons, au PLANAY (DOUSSARD) (gardes VISOU, SALLAZ et BERTHOD) ; 1 à la Combe d’Ire (MM. RULLAND, COPPIER et FALCY) ; l aux vignes du VILLARD (M. BERGER).

En 1882 : 1 en forêt de GIEZ (M. le Comte de CHEVRON VILLETTE).

En 1887 : 1 à SEYTHENEX (MM. FALCY, GONTHIER, SUSCILLON).

19 décembre 1893 : l en forêt du Charbon (MM. de BOIGNE, VISOU, FALCY).




3) UNE BATTUE A L’OURS A FAVERGES EN L’AN XIII


Il y a peu d’années encore, lorsque les premières neiges d’automne commençaient à blanchir les sommets des montagnes de Faverges, il n’était pas rare d’apprendre que des ours avaient été tués dans la forêt de Doussard ou dans la sauvage vallée de Saint-Ruph et l’on voyait ensuite, exposés à l’étal des bouchers d’Annecy, quelques-uns de ces plantigrades qui excitaient la curiosité des passants avant de faire les délices des amateurs de venaison 1. Maintenant, il semble que les ours ont pour toujours disparu de ces régions montagneuses où leur souvenir ne sera bientôt qu’une légende que les vieillards raconteront le soir, près de l’âtre, durant les longues veillées d’hiver. Il n’en fut pas toujours ainsi, et, si nous nous en rapportons à quelques documents que nous avons sous les yeux 2, nous voyons qu’il y a tout au plus cent ans, les ours et même les loups étaient très nombreux dans le canton de Faverges, où leur audace et leur férocité étaient un sujet de terreur pour les habitants.


L’année 1805 (an XIII) fut, entre toutes, particulièrement remarquable à ce point de vue.

Le 26 thermidor an XIII 3, le maire de Doussard, Neyret, écrivait à son collègue de Faverges « que jamais on ne s’était aperçu qu’il existât autant d’ours dans les bois et forêts de sa commune. » De toutes parts, on lui signalait les « ravages affreux » que ces animaux faisaient « aux bleds, fruits et bestiaux et même aux habitants ». Dans le bois communal situé au-dessus de Verthier il en existait huit qui étaient venus à deux cents pas de ce village, dans les vignes et y avaient dévoré « une chèvre qui était la seule ressource du pauvre Pierre Champagne pour alimenter ses quatre enfants ». On s’effrayait déjà à la pensée des ravages que ces hôtes dangereux ne manqueraient pas de faire dans les vignobles à l’époque prochaine des vendanges, les ours étant, comme l’on sait, particulièrement gourmands de raisins.


De Seythenex, à la même date, le citoyen Briandon, maire de la commune, avait également signalé au maire de Faverges que, dans les villages et hameaux de la région, on était effrayé de la quantité d’ours et de loups aperçus cette année-là.

« A chaque instant, écrivait-il, on apprend qu’ils dévorent des moutons, chèvres et autres animaux et attaquent même les habitants. Dans les forêts de cette commune dites du Vargne, des Plattières et à la Sambuy, je suis instruit qu’il existe un ours et quantité de loups qui ont déjà fait beaucoup de mal. »

Et les deux maires, soucieux de la sécurité de leurs administrés, demandaient à celui de Faverges de s’entendre avec eux pour faire appel « à tous individus reconnus chasseurs » et requérir « toutes personnes sachant tirer un coup de fusil » pour organiser une grande battue et débarrasser les campagnes.

Et pour mieux engager leur collègue à agir promptement, ils ajoutaient qu’ils comptaient, en la circonstance, sur « le zèle qu’il avait toujours montré pour le bien public ».


La petite bourgade de Faverges était, en ce temps-là, administrée par maître Maurice Prévost, notaire de sa profession et chasseur à ses heures 4.

La lecture de l’épître de ses collègues de Doussard et de Seythenex dut, sans doute, ranimer le « zèle qu’il avait toujours montré pour le bien public » car, sans tarder, il rédigea un arrêté convoquant le ban et l’arrière-ban des chasseurs du pays en vue d’organiser une grande battue et de partir en guerre contre les sauvages animaux.


En de longs considérants, il fit part aux populations des ravages « affreux » déjà occasionnés par un nombre « prodigieux » d’ours et de loups existant dans le canton. Il leur apprit que « dans la forêt de l’Arpette 5, appartenant à cette commune, il existait une ourse mère et ses deux petits ; que l’ourse mère était venue il y avait environ vingt jours attaquer un habitant de la commune de Saint-Ferréol qui travaillait près de la dite forêt pour le dévorer ; qu’il s’était échappé en se précipitant par des ravins et des précipices où il était resté pour mort et en était encore malade ».

Enfin, après avoir rappelé le souvenir de « la chèvre d’un malheureux sans fortune nommé Champagne », maître Prévost arrêta, en six articles, les principales dispositions de la prochaine campagne :

La battue devait avoir lieu le premier fructidor 6 et jours suivants, s’il était nécessaire, de concert avec le maire de Seythenex, dans la forêt de cette commune, dite de Montriond, dans celles voisines dites du Vargne et des Plattières, et à la Sambuy, pour la destruction « des susdits animaux ».

Le quartier général devait être au chalet de l’Haut de Seythenex. Tous individus « reconnus chasseurs », étaient invités à s’y rendre avec leurs fusils, les munitions devant être fournies par la commune. Le maire Prévost, en personne, dirigerait la battue « pour qu’il ne se commette aucun abus ».


Il signa son arrêté le 20 thermidor an XIII 7, le premier de l’Empire français. Cet arrêté fut ensuite affiché à la porte de la maison particulière qui servait alors de mairie 8. Il portait encore le sceau de la République, bien que l’on fût sous l’Empire et avait également ceci de particulier qu’il ne s’appuyait sur aucun texte législatif, aucun règlement d’administration ni aucune délégation spéciale autorisant le maire à ordonner la battue. Et cette omission paraît tout au moins bizarre de la part d’un homme versé par état dans les questions de droit et qui exerçait depuis quelque temps déjà les fonctions municipales.

Le garde champêtre s’en alla aussitôt par les carrefours de la ville, dans les villages et hameaux des alentours publier les ordres du maire « à son de trompe et de cri public ».


La nouvelle de la battue fut bientôt connue dans toute la région. En même temps, le bruit se répandit que le chanoine Duport 9, « par un excès de zèle et pour encourager les paysans », comme l’écrivit ensuite le maire, avait décidé de faire transporter au chalet de l’Haut de Seythenex d’abondantes provisions de bouche, tant solides que liquides.

Le chanoine Duport appartenait au chapitre de la Métropole de Chambéry. C’était un enfant de Faverges, qui revenait chaque année, à l’époque des vacances et de la chasse, se reposer dans sa petite ville natale. Il était très connu dans tout le pays où sa bonhomie et sa générosité étaient proverbiales. Le chanoine s’était ému, lui aussi, des ravages que les loups et les ours causaient dans la région et avait résolu d’apporter son concours au maire pour la réussite de la battue. Mais, comme il connaissait les faiblesses humaines, il s’était dit, non sans raison, que d’excellentes et copieuses provisions seraient, pour beaucoup de chasseurs, un appât infiniment plus tentateur que la perspective, d’ailleurs aléatoire, de tuer un ours ou un loup !


Au jour fixé par l’arrêté municipal, de nombreux chasseurs se trouvaient réunis sur la petite place de la « Croix de pierre 10 », lieu habituel des assemblées populaires. Il en était venu de divers points du canton : de Doussard, de Giez, de Saint-Ferréol, de Cons-Sainte-Colombe et même de Marlens.

Tous avaient apporté leurs armes : vieux mousquetons, vieux fusils à pierre des grandes guerres de la République, qui, avant de chasser l’ours, avaient chassé les rois…

Le maire Prévost se trouvait au milieu des chasseurs, heureux et fier de voir avec quel empressement on avait répondu à son appel.

Il fit distribuer de la poudre et des balles et l’on se disposa à partir.

Déjà en ce temps-là, les chasseurs étaient tous un peu « Tartarins » et ceux de Faverges n’avaient pu résister au plaisir de montrer leur vaillance aux habitants en faisant le tour de la ville, fusil à l’épaule, avant de prendre la direction de la forêt du Vargne où allaient s’accomplir leurs exploits.

Vers quatre heures de l’après-midi, sous le chaud soleil de fructidor, qui égayait les petites rues tortueuses de la cité, la troupe se mit en marche, ayant le maire à sa tête. On traversa successivement les rues des Chaudronniers, de Pontverre 11, des Fours et de La Roche ou rue Princesse 12. Les curieux étaient nombreux aux carrefours, sur les places et devant les boutiques et échoppes, saluant les chasseurs et leur souhaitant bonne chance.


En sortant de Faverges, on prit le chemin pierreux de Tamié qui gravissait la côte de la Curiale 13, à l’ombre de superbes noyers séculaires.

La journée était belle et chaude. On traversa le village du Villaret, où les deux torrents de Saint-Ruph et de Tamié se réunissaient pour épanouir ensuite leurs eaux en nappes argentées sur les roues moussues de plusieurs moulins ou martinets 14.

La montée à travers les prairies qui dominent le Villaret fut particulièrement pénible à cause de la chaleur et, arrivé non loin de la cascade que l’on appelait alors « la Pscheuta », le notaire songea à faire reposer quelques instants ses compagnons à l’entrée d’un petit bois émaillé de cyclamens.

L’endroit était agreste et l’on y jouissait d’une admirable vue sur la vallée de Faverges.


A ce moment, le soleil commençait à décliner dans la splendeur dorée du couchant. La masse sombre du mont de La Motte se plongeait peu à peu dans une ombre violette tandis que, sur la droite, les pentes rapides de la montagne du Perillet 15, couvertes en partie de sapins, et les arêtes gazonnées de la Dent de Cons étaient encore baignées dans une douce lumière rose. On apercevait, à moitié enfouis dans la verdure des châtaigniers, les villages des Combes, de Frontenex et de Verchères, dont les petites maisons aux façades blanches semblaient sourire au soleil. Puis, c’étaient, au pied des grandes coulées vertes de la Dent de Cons, le roc de Chambelon, semblable à une forteresse ruinée ; le château, avec sa tour ronde, couleur d’ocre, tapissée de lierre et, au-dessous, les maisons de Faverges, la plupart couvertes en chaume, se rangeant en fer à cheval, comme pour se mettre sous la protection du vieux manoir. La plaine verte s’étendait tout autour avec ses nombreux et superbes noyers, qui faisaient l’orgueil du pays.


L’horizon était fermé, un peu près peut-être, par les rochers sourcilleux de Mercier, de la Balmette et de Viuz, arrondis en immenses arcades au-dessus des vignobles ; le sphinx gigantesque de l’Arclozan et, plus loin, vers Marlens, par les vagues bleuâtres du mont Charvin. Près de l’endroit où se reposaient les chasseurs, s’ouvrait le sombre défilé de Saint-Ruph et, un peu à gauche, l’immense forêt du Vargne, pleine de mystère, au-dessus de laquelle se profilaient dans le ciel d’un bleu de pervenche les masses révoltées des sommets de la Sambuy.


L’air était tiède encore et une fraîcheur venait de la cascade dont on entendait le sourd grondement.

Une paix bienheureuse était répandue sur tout cet ensemble de montagnes, de vallons, de bois, de prairies ensoleillées, où l’ombre des arbres commençait à s’allonger. Des tintements de clochettes, des appels lointains de pâtres s’entendaient par instants ; c’était l’heure exquise où la nature semble se recueillir à l’approche de la grande tristesse du soir…

On reprit le sentier qui montait à Seythenex, où l’on arriva en peu d’instants. Le citoyen Briandon, maire de la commune, entouré du garde forestier et de quelques notables, attendait les chasseurs et leur souhaita la bienvenue. Sur la petite place du village, au milieu de maisons basses aux grands toits de chaume, une table était dressée et des rafraîchissements furent servis. On but à la prochaine extermination des ours et des loups, tandis que, sur le seuil des portes, les bonnes femmes, en coiffes rondes 16 et les marmots aux yeux étonnés regardaient avec admiration ces hommes armés qui allaient les débarrasser de leurs redoutables voisins.


La troupe, à laquelle s’étaient joints le maire Briandon et quelques chasseurs de Seythenex, monta aux Grangettes, et, peu après, pénétrait dans le val sauvage de Saint-Ruph dont un ermite, qui l’habita au xviie siècle, a laissé cette naïve description :


Là le soleil à peine enfonce ses rayons,

Un rapide torrent y gronde à gros bouillons

Tombant de ravine en ravine ;

Les nocturnes oiseaux s’y juchent sur des pins ;

Et le chamois dispos dans son antre rumine

L’herbe qu’il a broutée les soirs et les matins 17.


Le soleil, sur le point de disparaître derrière l’Arcalod, « n’enfonçait ses rayons » que sur les cimes des plus hauts sapins qu’il teintait d’un peu d’or rose et le torrent, grossi par de récentes pluies, continuait à rouler ses eaux « à gros bouillons ».


On passa en face du hameau de Saint-Ruph, situé sur l’autre versant de la vallée. On apercevait, groupées autour d’une chapelle en ruines 18, ses quelques misérables chaumières, d’où montaient doucement les fumées du soir.

Mais, des cris de détresse troublèrent soudain le silence de la forêt ; des pâtres appelaient au secours et, apercevant les chasseurs, leur faisaient des signes désespérés. A l’instant même, un loup venait d’emporter un mouton 19. On se mit à la poursuite du fauve, mais, la nuit étant survenue, on dut regagner le sentier, de crainte de s’égarer.


On avait de la peine à se diriger sous la voûte sombre des sapins et l’on trébuchait à chaque pas. On remonta un ruisseau dominé, à droite, par les rochers de Montriond, repaire habituel des ours et station très fréquentée par les chamois. Enfin on sortit de la forêt et l’on se trouva au pied des prés qui, en pentes rapides, s’élèvent jusqu’aux arêtes de Chaurionde. Vers le milieu de ces pâturages, on aperçut une petite lumière rougeâtre qui tremblotait. C’était le chalet de l’Haut de Seythenex, où les chasseurs allaient pouvoir se reposer. On y arriva après une marche assez pénible dans les gazons, semés de rocailles et de bouquets d’arbres. Les bonnes gens du chalet attendaient les chasseurs, qui eurent de la peine à s’installer dans l’unique pièce étroite, enfumée, où flambait un grand feu.

Après quelques instants de repos on songea à utiliser les provisions envoyées par le chanoine Duport. On fit surtout honneur à un petit vin du Bogon 20 qui ne tarda pas à délier toutes les langues. Les pipes s’allumèrent et, sous la lueur pâlotte d’une lampe primitive, les chasseurs se mirent à raconter leurs exploits.


Le notaire, que la fumée incommodait, sortit un instant pour respirer. Dehors, la nuit alpestre était d’une incomparable splendeur. Pour la première fois, maître Prévost se trouvait, à cette heure, à une pareille altitude et la beauté du spectacle qui s’offrait à ses yeux le remplissait d’une inexprimable émotion.

Il s’était insensiblement éloigné du chalet, montant sans s’en apercevoir, vers les cimes de Chaurionde et, à mesure qu’il s’élevait, le silence semblait se faire plus grand autour de lui.

L’air était très pur, presque froid, et la lune radieuse venait de surgir du chaos fantastique des rochers de la Sambuy.

Sous sa lumière sereine, les choses prenaient des aspects extraterrestres ; les montagnes, les vallées, les forêts se fondaient doucement dans des vapeurs bleuâtres et la vie humaine ne se manifestait plus que par quelques petites lumières perdues très bas, au fond des lointaines vallées. Maurice Prévost montait toujours, l’âme plongée dans un ravissement infini, les regards parmi les étoiles, qui lui paraissaient plus pures, plus scintillantes ; la terre fuyait sous ses pieds, il se perdait dans ce silence, se sentant attiré vers les astres par une force mystérieuse.


Le lendemain, une battue fut faite dans la forêt de Montriond où l’on « aperçut des traces de l’ours sans pouvoir toutefois l’atteindre ».

Le second jour, « toujours à la poursuite du même ours, un petit chamois de quelques mois se présenta au poste d’un paysan qui le tua et la « pluye » étant ensuite survenue mit fin « à la battue 21 ».

Le matin du troisième jour, le soleil se leva radieux ; il dorait doucement les grands pâturages qui paraissaient plus verts après la pluye de la veille et où s’épanouissaient encore de nombreuses fleurs alpestres aux nuances délicates. Vers 7 heures, le chanoine Duport arriva au chalet, armé de son fusil. Il avait couché à Seythenex et était monté de bonne heure, profitant de la fraîcheur du matin. Le maire, qui était allé à sa rencontre, lui fit part de son désappointement et de ses inquiétudes.

En somme, les deux journées précédentes n’avaient donné aucun résultat, à part la mort du « petit chamois de quelques mois » et il était temps de frapper un grand coup, d’autant plus que les vivres commençaient à s’épuiser et que plusieurs chasseurs étaient découragés.


On appela Briandon, on consulta les chasseurs qui avaient relevé des traces d’ours en divers endroits et l’on se mit bientôt d’accord pour arrêter les dispositions suivantes :

Tous les chasseurs, sous la direction de Briandon, opéreraient un grand mouvement tournant vers le massif de Montriond où, selon toutes probabilités, les ours se tenaient cachés. On fouillerait la forêt, les fourrés, les taillis, de manière à forcer les bêtes à sortir de leurs tanières, on les cernerait peu à peu en les obligeant à passer dans un ravin étroit où le notaire et le chanoine, armés de carabines et excellents tireurs, les attendraient de pied ferme.

Vers midi, après un léger repas pris au chalet, les chasseurs, conduits par Briandon, commencèrent leur mouvement.


Le maire et le chanoine descendirent à leur tour et allèrent se poster aux endroits qu’ils avaient choisis. C’était dans une sorte d’étroit passage creusé entre deux pentes rapides couvertes de bois épais et surmontées par d’énormes rochers. La chaleur était étouffante et de gros nuages, précurseurs de l’orage, envahissaient le ciel.


Le chanoine se mit à l’affût sur l’un des côtés du ravin, abrité par un rocher sur lequel il appuyait sa carabine. L’air manquait, la nature semblait lasse, un silence lourd remplissait la forêt, troublé seulement par le bourdonnement des insectes. Le chanoine tombait de fatigue et, en attendant de lutter contre les fauves, il luttait contre le sommeil.

Sur l’autre versant du ravin, le maire Prévost s’était également posté, adossé à la souche vétuste d’un gros sapin mort. Depuis longtemps les batteurs opéraient leur mouvement et les fauves ne devaient pas tarder à apparaître à l’entrée du ravin.


Maître Prévost était courageux et pourtant la perspective d’avoir à combattre bientôt un ours ou un loup lui causait une singulière émotion. Il ne voyait ni n’entendait le chanoine et se sentait seul et perdu à ce moment qui pouvait devenir tragique. Il était nerveux, le moindre bruit le faisait tressaillir.

Des pensées sombres envahissaient son esprit. Il regrettait presque d’être venu, d’avoir laissé sa femme, ses enfants, son cher foyer familial.

Il pensait avec attendrissement à son étude, si tranquille, où les gros minutaires, à dos de parchemin, s’alignaient sur des rayons où, le matin, le soleil filtrant doucement à travers les rideaux, faisait de petits ronds lumineux sur le plancher…

Soudain, il poussa un cri d’épouvante ! Quelque chose de rude venait de s’abattre sur son épaule !

L’ours ?

Il fit un bond pour se dégager, se retourna, et se trouva face à face avec… le brigadier de gendarmerie de Faverges, qui le regardait stupéfait…


Le brigadier était un brave homme, ne connaissant que la consigne. Le matin même il avait reçu de la sous-préfecture d’Annecy un ordre lui enjoignant d’arrêter coûte que coûte la battue, qui était illégale, le maire de Faverges ayant outrepassé ses droits et empièté sur les attributions de « l’administration supérieure ».

Et le gendarme s’était empressé d’obéir.

Il était monté tout d’une traite pour surprendre les chasseurs et « verbaliser ». Par les rudes sentiers de Glaise de Saint-Ruph, par les ravins, il avait marché à grands pas, heurtant son sabre aux cailloux des chemins, suant sous son immense chapeau à cocarde tricolore.

Enfin, il était arrivé assez à temps. Il avait aperçu de loin un homme à l’affût, s’était approché doucement, avec d’infinies précautions, marchant sur la pointe des pieds. Et arrivé près de lui, sans être entendu, l’avait « appréhendé ». Et voilà que cet homme était le maire de Faverges en personne !

Maître Prévost n’y comprenait rien et demandait des explications.

Le brigadier était fort perplexe. Des idées confuses s’agitaient dans son cerveau. Il cherchait comment il pourrait concilier le respect qu’il devait au premier magistrat du canton avec son devoir de gendarme. Allait-il arrêter le maire pour chasse en temps prohibé ?

A cet instant, les chasseurs de Briandon débouchèrent dans le ravin, sans d’ailleurs ramener ni ours ni loup. Le temps était devenu tout à fait sombre et le tonnerre commençait à gronder. Les chasseurs et le chanoine entouraient maintenant le maire et, à la vue de tous ces hommes « en contravention », le brigadier s’était ressaisi. Le sentiment du devoir, quelque pénible qu’il lui parût, reprit le dessus dans son âme troublée.

Il était monté sur un rocher, dominant la foule confuse des « délinquants ». Cambré dans son uniforme, la main gauche à la poignée de son sabre, il avait la sévère majesté de l’homme qui représente la Loi…

Il fit un grand geste circulaire, comme pour englober tous les chasseurs dans un vaste procès-verbal, mais, à ce moment, un éclair aveuglant zébra le ciel, suivi aussitôt d’un coup de tonnerre si formidable qu’on eût dit que les rochers de la Sambuy s’écroulaient subitement. Et la pluie se mit à tomber en déluge. Ce fut un sauve-qui-peut général ; les chasseurs s’enfuirent de tous côtés, les uns vers la forêt, les autres vers le chalet. Le notaire et Briandon y arrivèrent des premiers, suivis bientôt par le chanoine qui ruisselait.

Et le brigadier resta seul, sous l’averse, la poitrine barrée par son large baudrier.


Ainsi se termina lamentablement la grande battue à l’ours ordonnée en l’an XIII, par maître Maurice Prévost, notaire et maire de Faverges.


F. et J. SERAND



1. Voici une liste approximative des ours tués dans les environs de Faverges, depuis 1865, d’après quelques notes extraites d’un article de l’Industriel savoisien, du 23 décembre 1893 et des renseignements que nous devons à l’obligeance de M. Falcy, garde forestier à Annecy. Vers 1865, deux ours furent tués dans les environs de Frontenex, hameau de la commune de Faverges, par MM. Delavy, Falcy et un surnommé Martin ; en 1867, deux ours sont abattus, l’un dans les vignes de Verthier, par F. Bernex et l’autre dans la forêt de Giez, par M. le comte de Villette. En 1869 ou 1870, MM. Bovio, Bredannaz et C", de Doussard, abattirent un de ces animaux ; en 1871, MM. Gustave Rulland et F. Coppier en tuèrent un ; vers 1877 ou 1878, les gardes forestiers Ribet et Sallaz font une nouvelle victime près de Doussard et en 1880, les gardes Visou et Sallaz abattent une mère et ses deux petits, avec le concours de M. Berthod. La même année deux ours sont encore tués : l’un dans la Combe d’Ire, par MM. Rulland, Coppier et Falcy père et l’autre dans les vignes du Villard par M. P. Berger ; en 1882, M. de Villette en tue un dans la forêt de Giez et en 1887, MM. Falcy, Gonthier et Suscillon en abattent un autre dans la forêt de Seythenex. Enfin, le 19 décembre 1893, dans la forêt du Charbon, non loin de Doussard, un ours mâle était tué dans sa tanière, de 5 coups de feu, par MM. de Boigne de Chambéry, Visou et Falcy, gardes forestiers. Il pesait 153 kg et fut débité à 5 francs le kg chez MM. Coutin et Granchamp, bouchers à Annecy. Il est probable que ce vieux solitaire était le dernier représentant de ces hôtes, peu malfaisants, qui donnaient une certaine renommée à l’ancienne forêt vierge de Doussard, car il termine cette liste mortuaire.

2. Dossier composé de 8 pièces, conservé aux Archives départementales de la Haute-Savoie. série O 1, Faverges, histoire locale.

3. 14 août 1805.

4. Prévost Jean-Charles-Maurice a été notaire à Faverges de 1798 à 1834.

5. Cette forêt était sans doute située au bas des rochers du même nom qui terminent le massif de la Tournette au sud, non loin de Viuz-Faverges.

6. 19 août 1805.

7. 17 août 1805.

8. L’hôtel-de-ville actuel de Faverges date de 1850.

9. Duport Pierre-Joseph, né à Faverges, d’un père originaire de Termignon en Maurienne : nommé chanoine honoraire, en 1803, du nouveau diocèse de Chambéry, est mort en 1829. (L. Morand : Personnel ecclésiastique du Diocèse de Chambéry de 1802 à 1893).

10. Aujourd’hui place Gambetta, après avoir porté, de 1856 à 1905, le nom de place Jacquart.

11. Actuellement rue Gambetta, après avoir porté de 1856 à 1905, le nom de rue de Traktir.

12. A porté, de 1856 à 1905, le nom de rue de Tamié, remplacé aujourd’hui par celui de : Nicolas Blanc, un bienfaiteur de Faverges.

13. Ancienne propriété de la famille de M. Charles Buttin, vice-président de la société Florimontane.

14. Ce sont de petits établissements un peu plus importants que les forges maréchales, qui tirent leur nom du marteau leur principal agent de travail, qui sert à réduire le fer neuf ou les riblons en instruments et outils aratoires.

15. Plus connue aujourd’hui sous le nom de Belle-Etoile.

16. Bonnet rond de tulle noir ou blanc ruché et formant une sorte de couronne, encore porté actuellement à Faverges et dans plusieurs communes du canton.

17. Extrait de la vie de Mgr de Chivron, archevêque et comte de Tarentaise, par le Rd père Bernard. Chambéry, 1687, p. 56. L’auteur de ces vers devait être un moine de Talloires.

18. Chapelle du prieuré de Faucemagne, déjà en ruines au moment de la Révolution et dont l’ancienne cloche se trouve aujourd’hui au clocher de la chapelle des Combes, hameau de Seythenex.

19. Ce détail figure dans le procès-verbal de la battue.

20. Vignobles situés au-dessus de Vesonne, près Faverges.

21. Extrait du procès-verbal de la battue.


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